Agonie de la liberté d'expression turque ?
"La Turquie est le berceau de la presse, ce qui créera un vraie voix … Un arbre de pensée,une façon de penser. C’est le droit de la République d’exiger cela de la part des attachés de press" a déclaré Mustafa Kemal Ataturk, fondateur de la République de la Turquie, le 5 février 1924. Près d’un siècle plus tard, force est de constater que la Turquie est loin d’être le berceau de la presse, la liberté d’expression étant menacée et réprimée quotidiennement.
En mars 2019, Reporters sans Frontières a publié un rapport sur l’état de la liberté de la presse en Turquie. Selon ce rapport, la Turquie se situe à la 157ème place sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse (155 en 2017). Une telle place s’explique par la politique autoritaire menée par le Président Recep Tayyip Erdoğan, réélu en juin 2018. Cette politique porte atteinte, d’une part à la liberté d’expression en elle-même, et d’autre part, aux journalistes défendant des idées d’opposition puisque ceux-ci risquent la censure, l’emprisonnement, voire la mort.
La situation de la liberté de la presse turque a toujours été critique. Elle s’est néanmoins aggravée après la tentative de coup d’État avorté menée par l’armée le 15 juillet 2016, provoquant plus de 265 morts et 1446 blessés. La réaction du président Erdoğan ne s’est pas faite attendre. Il a aussitôt ordonné par un décret-loi, la fermeture et l’expropriation de 45 journaux, 16 chaînes de télévision, 23 stations de radio, 3 agences de presse et 15 magazines ont été dans le cadre de l’état d’urgence. Vingt-neuf maisons d’édition ont également été fermées. Les journalistes n’ont pas non plus été épargnés par les conséquences du putsch raté puisque plus de 89 mandats d’arrêts ont été lancés contre ceux soupçonnés d’avoir des liens avec le mouvement Gülen, ennemi juré d’Erdoğan. Ce dernier l’accuse d’être le créateur d’un mouvement terroriste, et le cerveau du putsch.
Le gouvernement turc a continué sur sa lancée répressive en créant des médias conservateurs qui lui sont favorable, tout en prenant le soin de contrôler les médias d’opposition via le rachat ou la fragilisation des journaux d’opposition. Comme le démontre un autre rapport de Reporter sans frontières , visant quant à lui à évaluer l’indépendance des médias (réalisé entre octobre 2018 et mars 2019), le gouvernement met ouvertement en danger le pluralisme des médias par les récentes fermetures d’organes d’information et le contrôle presque total des médias de masse. En effet, l’ONG dénonce un très haut risque de contrôle politique sur les points de vente et les réseaux de distribution, ainsi que sur le financement des médias et les agences de presse. Par exemple, plus de 70% des propriétaires de médias en Turquie sont affiliés au parti au pouvoir.
Ce fait s’illustre d’ailleurs par l’actualité récente. En effet, deux journaux indépendants et engagés à gauche, n’hésitant pas à critiquer les actions du gouvernement, Evrensel et BirGün , sont soumis à une interdiction de publicité de la part des annonceurs publics. Il s’agit d’affaiblir ces journaux puisque ceux-ci sont extrêmement dépendants des ressources publicitaires. Le gouvernement reproche à Evensel d’avoir appelé ses lecteurs à la solidarité : il leur demandait d’acheter non pas un mais deux exemplaires de leur quotidien chaque matin, afin de participer à une sorte de financement participatif. L’idée était d’acheter un journal pour soi, et d’offrir le second. Cela a été considéré comme une manoeuvre commerciale illicite par l’autorité turque des médias (la BIK). Le 24 février 2020, l’interdiction de publicité publique visant BirGün a fort heureusement été levée, permettant au journal de publier des annonces publicitaires dès le lendemain. L’interdiction visant Evrensel reste toutefois en vigueur. Le grand quotidien Cumhuriyet a lui aussi été sanctionné par le gouvernement turc en octobre 2019 pour avoir critiqué l’intervention turque en territoire kurde syrien. Il a été banni par les annonceurs publics pendant 17 jours, autrement dit il n’a pu bénéficier des aides publicitaires durant cette période. De plus, en janvier 2020, plus d’une centaine de carte de presse de journalistes n’ont pas été renouvelée. Il convient de préciser que l’accréditation de carte de presse est réalisée par un organe gouvernemental, sans représentant du milieu des médias.
Le contrôle des médias par le gouvernement turc sévit également dans le domaine de l’Internet. Par exemple, l’accès au site Wikipédia a été bloqué pendant plus de trois ans, et ce quelle que soit la langue employée. Ce n’est qu’en janvier 2020 que cette interdiction a été levée par une décision de la Cour constitutionnelle turque suite aux pressions européennes. Ankara accusait Wikipédia d’avoir pris part à une "campagne de diffamation" et d’abriter des contenus "soutenant le terrorisme". Étaient en cause deux articles mentionnant des liens entre l’exécutif turc et des organisations extrémistes.
Dans son rapport du 25 novembre 2019, la Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, a conclu que le gouvernement turc a violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme sur la liberté d’expression. Dans ce même rapport, la Commissaire fait état de la situation de la liberté de la presse. Elle estime que "la façon dont les autorités administratives et la justice turques ont régulièrement recours au blocage d’Internet est inacceptable dans une société démocratique". En effet, plus de 245 000 sites sont inaccessibles dans le pays, selon l’Association pour la liberté d’expression. C’est pourquoi, la décision de la Cour constitutionnelle turque sur la levée de l’interdiction du site Wikipédia ne doit pas être perçue comme marquant la fin de la censure. Néanmoins, elle constitue une base juridique importante pour l’avenir.
L’ampleur du contrôle gouvernemental est donc saisissante. Le pluralisme des médias en Turquie se meurt, doucement mais sûrement, laissant place à la polarisation de la scène médiatique. Les seules idées véhiculées au sein de la société turque sont celles du gouvernement, et uniquement celles-ci, et sont relayées sans nuance. Les idées d’opposition sont réprimées, tout comme les journalistes.
Dans ce contexte, il est difficile de percevoir comment les citoyens turcs peuvent se forger une opinion critique fondée sur des arguments objectifs et construits. Il y a là une grave atteinte à leur droit à l’information. Celui-ci recouvre deux droits indissociables : le droit d’informer et le droit d’être informé. On ne saurait prétendre que le droit d’informer est pleinement exercé quand la majorité des citoyens en sont exclus, et que le droit d’être informé est garanti quand il est arbitrairement mutilé .
Indéniablement, les citoyens turcs, récepteurs de l’information, sont de véritables victimes de cette politique de censure puisque leur droit à l’information est bafoué. Les journalistes, en tant que propagateurs de l’information, ne sont pas non plus épargnés puisque leur droit d’informer est lui aussi bafoué. En effet, ces derniers, en tentant de défendre la liberté d’expression, se retrouvent non seulement censurés mais peuvent aussi être emprisonnés, voir tués, en faisant simplement leur travail. À cet égard, il convient de préciser que la Turquie représente la plus grande prison pour les journalistes.
La Plateforme du Conseil de l’Europe visant à assurer la Promotion du journalisme et la sécurité des journalistes, dénombre plus de 97 journalistes en détention en 2020, dont 4 cas d’impunités pour meurtre. Parmi les journalistes détenus en Turquie, on recense tous les opposants au régime, c’est-à-dire les médias gülénistes (Samanyolu, Bugün TV, Yumurcak Tv …), les pro-Kurdes (le journal Özgur Gündem) ainsi que plusieurs journalistes du journal laïque et indépendant Cumhuriyet. Le gouvernement justifie leurs arrestations au motif d’appartenance à une organisation terroriste. Le problème est que les tribunaux imposent souvent des peines d’emprisonnement exceptionnellement longues. La plus longue condamnation demandée pour un journaliste est de 166 ans et la plus longue peine d’emprisonnement demandée est de 3 000 ans. De plus, les journalistes font souvent face à plusieurs procès et sont souvent condamnés pour plusieurs infractions. Aussi, les détentions préventives restent très longues. Dans certains cas, des journalistes sont emprisonnés depuis plus de trois ans au moins et attendent toujours d’être jugés. Dans ces conditions, leur droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme est incontestablement violé.
La dérive autoritaire du régime sévit également les journalistes étrangers s’intéressant de trop près à la politique menée par Erdogan. Ils sont eux aussi arrêtés au motif d’appartenance à une organisation terroriste. C’est par exemple ce qui est arrivé au jeune journaliste français Loup Bureau, qui a été accusé de faire partie d’une organisation terroriste et de ce fait, a été incarcéré pendant plus de 52 jours en 2017. Au travers de ses témoignages, il décrit l’humiliation qu’il a subi par les geôliers, qui n’ont pas hésité à le traiter comme s’il était véritablement un terroriste. Pour l’anecdote, il raconte qu’on l’a fait s’agenouiller dès son premier jour d’incarcération devant le drapeau turc, ce qui marqua le commencement d’un rituel quotidien …
Ainsi l’obscurantisme qui règne en Turquie est palpable. Il convient donc de s’interroger sur le rôle que peut jouer l’Union européenne face à cette situation critique. La Turquie est en effet officiellement candidate à l’intégration de l’Union depuis 1999, et les négociations d’adhésion ont commencées en 2005. Afin de pouvoir adhérer à l’Union, la Turquie doit respecter les valeurs fondamentales de celle-ci. La liberté d’expression en fait partie. En mars 2019, le Parlement européen a demandé la suppression des négociations d’intégration. Dans un texte adopté par 370 voix (109 contre et 143 abstentions), les députés européens se sont dit « très préoccupés par le mauvais bilan de la Turquie en matière de respect des droits de l’Homme, d’État de droit, de liberté des médias et de lutte contre la corruption, ainsi que par le système présidentiel tout – puissant ». En juin 2019, le Conseil de l’Union européenne déclare que « la Turquie continue de s’éloigner un peu plus encore de l’Union européenne » et que « les négociations d’adhésion avec la Turquie sont par conséquent au point mort ». Ainsi, les négociations entre Ankara et l’Union sont officiellement gelées depuis juin 2019 après plus de 15 ans de négociations, mettant temporairement fin au levier de pression politique que peut avoir l’Union sur la Turquie, a fortiori sur les droits de l’homme et la liberté des médias et de la presse en Turquie.
La question de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne nous amène à nous interroger, au-delà des considérations économiques profitables tant à l’Union européenne qu’à Ankara, sur les conséquences de l’intégration. Et plus particulièrement sur l’intégration d’un État qui ne respecte pas, une fois de plus, les valeurs fondamentales de l’Union, dont la liberté d’expression fait partie.
C’est pourquoi, un dilemme se pose. Faut-il intégrer un pays qui ne respecte pas les valeurs fondamentales de l’Union mais permettant ainsi d’exercer un contrôle plus ou moins important sur la Turquie ? Ou bien faut-il refuser définitivement l’intégration à l’Union de la Turquie et ainsi imposer aux citoyens turcs de continuer à subir la politique répressive de leur gouvernement qu’ils ne partagent pas dans la majorité des cas ?
Quoi qu’il en soit, il est aisé de conclure que la liberté de la presse en Turquie est véritablement agonisante, dans un État où la démocratie est inexistante. Le réel problème n’est néanmoins pas l’absence de liberté d’expression mais celui à l’origine de son inexistence, à savoir Erdoğan. Son maintien au pouvoir depuis plus de 15 ans, pourtant réélu par le peuple, nous permet de constater un cercle vicieux : un président au pouvoir, qui contrôle la liberté d’expression de façon à ce qu’elle lui soit favorable, aboutissant à ce qu’il se fasse réélire par le peuple manipulé. Cette situation démontre que le respect de la liberté d’expression est une nécessité absolue dans un État de droit. Pourtant l’existence du respect de la liberté de la presse ne suffit pas dans la mesure où cette liberté doit être garantie par la mise en place de moyens et procédés efficaces. Ainsi, un État pourra être qualifié d’État de droit dès lors que la liberté d’expression existe, qu’elle est respectée, mais aussi garantie. Tel n’est pas encore le cas de la Turquie.
COVID-19
Au regard de la situation et à la suite des différentes directives qui nous ont été...